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L'ILE LABORATOIRE  Editions Alain Piazzola

 

Le crépuscule de pourpre à Délos :

Heidegger, Corbin, la vérité et la mort
Avec un texte inédit de Martin Heidegger

 http://www.eurisles.com/Textes/Labo/txt26.htm

 

A Martin Heidegger sont attachés maintes images pleines de contrastes, de contradictions et d’erreurs. Pour certains, il est le père de l’existentialisme et plus spécialement de la branche athée de cette doctrine : au mieux le précurseur et l’initiateur de Jean-Paul Sartre ; au pire un bâtisseur de ruines, promoteur de nihilisme. Pour d’autres, il reste celui qui fulmine contre le monde moderne, contre la technique, sa méthode, ses appareils et ses servitudes. Ancêtre, avant l’heure, des écologistes, voire des gauchistes – rappelons-nous qu’Herbert Marcuse écrivit sa thèse de doctorat sous sa direction– on le considère aussi comme un ennemi des Lumières. Et puis, chacun sait qu’il fut pendant neuf mois, en 1933, recteur de l’Université de Fribourg où il prononça des discours dans lesquels il semblait non seulement s’accommoder de l’air du temps, mais parfois même soutenir l’extension d’un national-socialisme populaire. De là à faire de Heidegger un théoricien du nazisme, il n’y avait qu’un pas d’autant plus facile à franchir qu’on ne lit guère une œuvre difficile, dans laquelle, d’ailleurs, aucune phrase, après 1935, ne peut être relevée cautionnant le régime du IIIe Reich.

Etienne Gilson, le grand historien de la philosophie, écrit cependant quelque part(1) que le travail de Heidegger reste l’honneur de la pensée en un siècle métaphysiquement pauvre. C’est d’ailleurs un élève de Gilson, Henri Corbin (1903-1978) qui le premier, avant la seconde guerre mondiale, prit l’initiative de traduire en français quelques textes de Heidegger, ces écrits demeurant jusqu’aux années 50 les seules lectures possibles du philosophe allemand, pour les Français non germanophones. Mais qui est Henri Corbin?

L’homme est à peine sorti de la clandestinité érudite, mais c’est un personnage dont la courbe de vie spirituelle ne peut qu’éblouir celui qui estime que la spécialisation scientifique ne constitue pas le fin du fin des activités de pensée. Etudiant à vingt-trois ans la philosophie d’Avicenne que son professeur Gilson commentait avec ampleur, Corbin décida d’aller voir le texte original et se mit à l’étude de l’arabe, à l’Ecole des Langues Orientales, où le destin allait lui faire rencontrer un autre maître éblouissant: l’orientaliste Louis Massignon. Corbin se partagea donc, au cours de ses années d’apprentissage, entre la découverte des penseurs orientaux et l’approfondissement de la philosophie occidentale. Sur ce dernier chemin, il ne pouvait manquer de rencontrer, dans les années 30, l’œuvre de Heidegger d’abord et l’homme ensuite, qu’il visita plusieurs fois à Fribourg, au moment où il traduisait les quelques textes de "Qu’est-ce que la métaphysique ?".

L’admiration que Corbin portait à Heidegger ne l’empêchait pas, au même moment, de s’orienter davantage et de découvrir des horizons nouveaux, des univers spirituels totalement ignorés des doctes européens. Retenu, pendant la seconde guerre mondiale, à l’Institut français d’archéologie d’Istanbul, Corbin, après 1945, allait partager sa vie entre l’enseignement parisien à l’Ecole des Hautes Etudes et des recherches conduites en Orient qui constituaient le matériau d’une œuvre immense consacrée à la pensée iranienne.

On peut donc s’interroger sur ce parcours qui fait passer Corbin de Fribourg-en-Brisgau, où enseignait Heidegger, à l’Iran, "couleur du ciel". En bref : comment peut-on faire le saut qui conduit de Heidegger à Sohravardi ? Certains ont avancé que, déçu par la philosophie de Heidegger, Corbin se serait rabattu sur le soufisme. L’explication est courte et pour tout dire triviale. A la fin de sa vie, dans un entretien accordé à Philippe Némo, Corbin reconnaît tout ce qu’il doit à Heidegger, mais il explique, écoutons-le : "Je dirai peut-être un jour comment ce récit de l’Exil occidental de Sohravardi fut précisément le moment décisif où je rejetai le poids des finitudes qui pèsent sous le ciel sombre de la liberté heideggerienne. Il fallait m’apercevoir que, sous ce ciel sombre, le Da du Dasein était un îlot de perdition, précisément l’îlot de l’Exil occidental"(2).

Si cette question de la finitude absolue constitue, pour Corbin, le motif d’une rupture avec Heidegger si profonde que, tout au long de la seconde partie de sa vie, sa vie orientale, notre homme ne lira plus le philosophe allemand, il convient alors de s’interroger : la raison de Corbin est-elle bonne? Est-ce bien à partir d’un îlot en perdition que s’élève l’analyse de Heidegger ou bien, au contraire, le maître de Fribourg n’a-t-il pas tenté, tout comme Corbin, d’effectuer une navigation à contre-courant qui l’a conduit vers une île orientale? Cette dernière n’est pas l’Ile verte hors de ce monde, chère aux Iraniens, mais une île grecque bien localisable, depuis l’aube de l’histoire, en Méditerranée, Délos, où une lumière pourpre viendra toucher Heidegger au crépuscule de sa vie.

 

L’îlot en perdition

Corbin a beaucoup appris de Heidegger et il le reconnaît, mais il reste persuadé que la pensée du philosophe allemand débouche sur un trou noir : la mort.

Avant tout, écrit Corbin, il y a chez Heidegger l’idée d’herméneutique qui apparaît dès les premières pages de l’œuvre de pointe "Sein und Zeit"(3). Pratiquer l’herméneutique, c’est tout simplement pour l’homme, pour le Dasein, l’être-le-là de Heidegger, utiliser la faculté de comprendre (Verstehen), comprendre ce que sont les choses (les étants), comprendre que les choses sont en train d’être. C’est exercer cet autre sens, le sens de l’Etre, qui reste le bien le plus propre de l’homme. Par l’emploi de la clé herméneutique, le Dasein ne s’en tient pas aux simples apparences, mais il les dépasse en direction de ce qui est caché sous la pellicule des choses, telles qu’elles se présentent dans la banalité quotidienne. Par l’herméneutique, l’homme remplit le programme de la science grecque : "Sôzein ta phainomena", sauver les phénomènes en dévoilant ce qui est caché. Etre pleinement homme, l’être authentiquement, pour Heidegger, c’est se libérer d’une situation où l’on risque de se trouver claquemuré, pour accueillir le monde dans sa diversité et dans sa profusion. Comprendre c’est donc se rendre libre pour ce que l’on peut être, pour ce que le monde peut nous réserver d’inattendu jusqu’à la fin.

Car pour Heidegger cette pérégrination dans le monde a une fin : la mort. Celle-ci n’est pas un accident, par exemple : le châtiment d’une faute originelle. Elle est le terme de ce que nous sommes le plus profondément, à savoir des "rois de la finitude", comme l’écrivait Hölderlin.

Une telle liberté-pour-la-mort, ou plutôt jusqu’à-la-mort, qu’analyse Heidegger, Corbin la soupçonne d’être entachée d’une impuissance à devenir libre pour un au-delà de la mort. Etre libre pour au-delà de la mort, c’est la pressentir et la faire advenir non pas comme une clôture, mais comme une sortie vers d’autres mondes, ceux vers lesquels fait signe l’archange empourpré de Sohravardi par exemple. La question, pour nous est donc la suivante : l’horizon de Martin Heidegger est-il borné définitivement par la mort ? Comme l’écrivait Jean Beaufret, "la trouée de lumière qui nous met au monde comporte-t-elle déjà dans son fond un néant d’elle-même(4)?" Pour tenter de répondre à la question, je me référerai à un texte plus tardif que les célèbres analyses du "Sein zum Tode". Près de trente ans les séparent. Cet écrit de 1953 n’a jamais été rendu public. J’en ai eu connaissance en janvier 1982, chez Jean Beaufret, quelques mois avant sa mort. Beaufret l’avait lui-même découvert à Fribourg chez Heidegger en 1975. Ecoutons et traduisons ce texte :

"Ist der Tod des Schlagschatten der das Seyn als das Ereignis in seine Ortschaft wirft? Bricht sich das Licht des Seins am Menschenwesen, insofern dieser zum Unterschied gehört ? Ist diese Licht die Helle des Halls der Stille, das abschiedlich-Welt ereignet, sodass der Tod nicht erst irgendwoher in die Welt käme, sondern die Welt selbst wäre ?".

"La mort [ce portique du rien] est-elle l’ombre que l’Etre, entendu comme événement, projette dans sa contrée. La lumière de l’Etre se brise-t-elle en rencontrant l’homme, pour autant que celui-ci appartient à la différence de l’Etre et de l’étant? Est-elle, cette lumière, la clarté où perce la trace de la paix qui dans ce monde du départ porte le monde à advenir, en sorte que la mort, loin du survenir d’on ne sait trop où, serait le monde lui-même?"

Ce texte cursif et énigmatique reprend des idées déjà développées, dans Sein und Zeit, à propos de la mort.

Le Dasein est bien ce mortel que peut atteindre l’ombre de la mort dès qu’il a commencé de vivre. Aussi jeune qu’il soit, l’homme est déjà assez vieux pour quitter le monde où il se trouve jeté. Toutefois, mourir constitue le privilège, confié au Dasein, du rapport à l’Etre, parce que le "presque-rien" de l’Etre a du rapport avec le "sur-rien" qu’est la mort. Autrement dit, l’Etre qui n’est rien d’étant, qui est un presque néant, n’apparaît au Dasein que sur le fond de ce néant absolu que la mort constitue, puisqu’elle est, porte du rien, le suspens de toute possibilité pour que l’Etre s’ouvre dans l’étant. D’où l’impossibilité du possible lui-même. Si l’on s’en tient à cette analyse, Corbin a raison : nous sommes condamnés à mort dès notre premier souffle de vie. Cependant, la mort n’est pas une béance noire, elle reste éclairée, allégée pourrait-on dire, par la clarté qui nous met au monde. Elle constitue le secret du dévoilement qui nous appelle, le secret de l’Etre même.

La mort a partie liée avec la Vérité, puisque cette finitude, cette précarité de l’être-au-monde, constitue le fond sur lequel apparaissent les choses. Parménide avait déjà signifié la parenté intime entre Moïra-Mors, la Mort, et la divine Aléthéia. Dans son poème, la Vérité-Aléthéia apparaît comme ouverture et retranchement. La déesse se dérobe, elle n’est qu’une voix qui évoque une réserve supérieure qu’elle nomme Moïra et dont la puissance dépasse celle des dieux et se soustrait à tous. On traduit Aléthéia par Vérité, mais caractérisée par son A-privatif, elle est, en climat grec, l’allégement du voile de Léthé, cette brume qui se dérobe elle-même en dérobant toute chose. L’Aléthéia, Heidegger va la penser comme l’ouverture même de la clarté qui laisse advenir l’Etre et la pensée dans leur puissance commune. Si Aléthéia est ainsi pensée comme ce qui s’ouvre en se dérobant, peut-on en faire l’épreuve encore plus décisive que celle de la pensée? C’est en Grèce, au soir de sa vie, que Heidegger va aller voir "sur le motif", comme dit Cézanne, s’il a rêvé ou si Aléthéia, la parente de Moïra, recèle bien le secret de l’Etre.

Délos, l’île d’Aléthéia

En 1962, Heidegger a soixante-douze ans. Pendant toute sa vie de travail, le "Griechenland", le pays des Grecs a été présent à sa pensée. Cependant, jamais il ne s’est résolu à effectuer le "voyage en Grèce", même s’il y a souvent songé. Ainsi par exemple, le projet devait se réaliser en 1955, or quelque temps avant de s’embarquer Heidegger décide brusquement de rester à Fribourg. Il a trop peur d’être déçu, trop peur de s’être grisé d’une chimère. Cinq années passent ; le même projet est suivi de la même hésitation et du même abandon. "J’en resterai là, j’aurai pensé un peu à la Grèce sans la voir" écrit-il(5). Or, voilà qu’au printemps 1962 il se décide et accepte de partir avec sa femme et un couple d’amis. Le voyage osé va les mener d’abord à Venise au Péloponnèse, puis jusqu’aux grandes îles de Crète et de Rhodes. Pendant toute cette navigation le doute ne cesse de tarauder le philosophe. Il se demande si toute la pensée consacrée à la terre des dieux n’est pas une illusion, le chemin de pensée se révélant dès lors comme une aberration(6). Aucune image saisie à Corfou, à Ithaque, à Olympie ou à Rhodes n’arrive à lever le soupçon oppressant. Or un jour, fendant l’eau calme de la mer de Candie, le bateau jette l’ancre à Délos, l’Evidente, l’Apparente. Le temps est clair. Une fois passé le rivage, plein de gaieté, notre voyageur pénètre plus avant dans cette île déserte, au milieu des roches et des ruines antiques. Il veut se rendre jusqu’au Cynthe. Or pendant la montée jusqu’à la cime échancrée du mont, Heidegger a le sentiment qu’un "grand commencement" lui parle de toute part. Délos, à l’image d’Aléthéia la divine, se découvre, mais du même coup renferme ses secrets, celui par exemple de la naissance des dieux : d’Apollon le Lumineux, d’Artémis la Sagittaire dont impressionnantes sont les approches et brusques les disparitions. Délos, la prodigue d’évidence, laisse apparaître qu’elle abrite le sacré et le tient à l’abri de toute impiété. Difficile à décrire, reconnaît Heidegger ; il ne souhaite assurément pas en dire davantage, afin d’éviter qu’on le taxe de panthéisme vague et de mysticisme au rabais. Renonçant à fixer ce qu’il a vu dans une description précise, il consent seulement à confier à ses lecteurs que grâce à l’expérience de Délos et à elle seule le voyage en Grèce se transforma en un séjour et s’établit à demeure dans la lumière de ce qu’est Aléthéia, le domaine de l’abri d’où ce qui est, l’étant, se déclot : le ciel, la mer, les îles, l’aigle, le taureau, mais aussi le temple ou toute autre construction faite de main d’homme et peut-être même des dieux. A Délos, et là seulement, dans cette île discrète d’apparence, mais aussi tellement riche et parlante, Heidegger fait l’expérience d’un coup de sonde dans Aléthéia, dans l’ouvert-sans-retrait, d’où même l’inattendu peut surgir.

Il n’est plus possible, après une telle aventure, de considérer l’homme – le Dasein – comme un naufragé jeté, pour un temps bref, sur l’Ilot occidental du désespoir, au milieu de l’Océan du néant. Peut-être que cette sombre vision a habité Heidegger dans les années de la rédaction de "Sein und Zeit", au moment où il s’expliquait à lui-même cette angoisse du rien que nourrit la certitude de la mort. Mais notre philosophe ne parle plus jamais d’angoisse depuis le début des années 30, au contraire, à partir de 1950, le terme de sérénité (Gelassenheit) revient de plus en plus fréquemment dans ses écrits. Pour se sentir serein, il convient d’avoir expérimenté l’écrasement du cœur par l’angoisse. Mais le fardeau doit avoir disparu, ou il doit être suffisamment léger pour ne plus broyer la poitrine. L’expérience de Délos ne conduit pas à une révélation comparable à celle de l’Archange Gabriel qui annonçait au prophète, avec force détails, le destin de l’homme après la mort. Aléthéia, la Discrète, laisse Heidegger dans l’indétermination. Mais elle lui dévoile la présence du divin dans le monde. Certes les dieux ne nous visitent plus, ne nous parlent plus, ne nous apparaissent plus en pleine lumière. Ils se sont absentés et c’est dans cet éloignement que réside le tragique de notre époque. Les dieux manquants nous laissent dans l’épreuve (Vervindung), mais non pas à la manière d’un drame sans issue. Nous restons dans l’attente d’une aurore qui tarde seulement à percer. L’Etre sera-t-il encore capable d’un dieu? se demandait souvent Heidegger au soir de sa vie. Il serait bien présomptueux, pour un mortel, de l’affirmer ou de la nier. Toutefois, le penseur était confiant, serein, même si l’époque de la technique, de l’économisme, du ravage de la planète et du désarroi des âmes lui paraissait enténébrée.

Revenons donc à notre interrogation initiale sur l’attitude de Corbin à l’égard d’Heidegger. Certes dans les années 30 le traducteur de "Sein und Zeit" avait eu raison de comprendre que, pour Heidegger, dans toute naissance humaine, dans toute venue à la lumière de l’Etre sont déjà contenues la mort inévitable et la nuit qui l’entoure.

Cependant, au fil du temps, la mort a changé d’éclairage, elle est devenue plus énigmatique, à Heidegger. Il ne l’a plus considérée comme le gouffre sans fond, sans lumière et vide. Elle est, en définitive, plus un mystère, qui nous révèle le secret des choses, que la fin de tout, dans le néant absolu. Le Dasein ne se tient pas résolu et sans espoir sous un ciel sombre et vide comme le postulait Corbin. Le séjour à Délos a confirmé à Heidegger, au-delà de toute attente, le virage de sa pensée et le divin apparaît comme une facette éblouissante de l’Etre.

Les dieux qui consolent et qui sauvent sont provisoirement absents. Toutefois, comme l’écrivait René Char : "Nous attestons leur existence multiple et nous nous émouvons d’être de leur élevage aventureux lorsque cesse leur souvenir".

Nous le savons donc maintenant : comme Corbin, Heidegger est un oriental.

Jacques Orsoni
Professeur à l’Université de Corse