Dariush SHAYEGAN
Ecrivain, spécialiste du Soufisme et de la Mystique
Persane.
GLOBALISATION ET VIRTUALISATION
La globalisation offre de nos jours des aspects très différents
comme, par exemple, la mobilité des capitaux dans les marchés
mondiaux, la croyance à un certain libéralisme économique, l'adoption
de certaines règles démocratiques, de sorte que les libertés
individuelles, si importantes au développement économique, ne
sont plus de nos jours un luxe exceptionnel, mais une nécessité
quasi vitale pour sortir du sous-développement. Mais cette
globalisation implique une autre réalité d'ordre technologique
qui a bouleversé de fond en comble notre perception de la réalité,
du temps et de l'espace, et par ceci j'entends la virtualisation
au sens très large du terme.
Dans cet article j'essaierai tout d'abord de montrer les
caractéristiques de cette nouvelle révolution des
transmissions, c'est-à-dire de cet immense mouvement de
virtualisation qui a créé un réseau omniprésent autour de la
planète, puis je montrerai comment cette virtualisation se
traduit dans le monde imaginal des mythes, des visions et
des formes symboliques de I'esprit, et finalement je tenterai de
mettre en relief les ressemblances et les différences de ces
deux modes de virtualisation qui, en dépit de leurs différences
essentielles, n'en prédisposent pas moins I'homme à la magie
de l'instantanéité, à la métamorphose des formes.
- La virtualisation est plus qu'un changement de mode de
vie, elle est un déplacement ontologique (ontological shift)
c'est-à-dire que ce changement opère un changement plus
radical que le bouleversement de nos registres épistémologiques.
C'est dire que nous nous déplaçons vers un autre climat de l'être,
comme si la terre se dérobait sous nos pieds.(1) La
virtualisation est ainsi un processus de transformation d'un
mode d'être à un autre, nous dit Lévy. Alors que toute l'actualité
philosophique a été, de tout temps, axé sur le passage du
virtuel à I'actuel, nous assistons de nos jours à un phénomène
inverse, en direction du virtuel.(2) Par conséquent le virtuel
est le "déterritorialisé" par excellence. Ainsi, par
exemple, l' hypertexte virtuel, tout en étant ubitiquaire,
habitant du cyberespace n'en est pas moins présent en entier
dans chacune de ses projections et de ses versions, alors qu'en
tant que tel, il n'est nulle part, n'étant pas localisable ou
repérable dans un atlas quelconque.
- Tout comme la mémoire ou la religion, ce monde-là
n'est point localisable, il se trouve, comme le dit Michel
Serres (3), dans un hors-là, c'est-à-dire dans
un non-lieu. "Singularité de notre siècle, les réseaux
de communication réalisent les espaces virtuels autrefois laissés
aux rêves et aux représentations : mondes en construction où,
délocalisés, nous nous repérons et déplaçons, espace moins
détaché qu'on ne le dit de l'ancien territoire, puisque ceux
qui demeuraient attachés à la terre, naguère, vivaient autant
dans le virtuel que nous, quoique sans les technologies adaptées
(4)".A l'encontre de l'Etre-là heideggerien, le hors-là
signifie que le là ne réfère pas à I' existence, mais il désigne
un espace insaisissable au sens deleuzien du terme.
Mais qui dit déterritorialité dit aussi nomade parce que,
ajoute Lévy, "la virtualisation réinvente une culture
nomade, non pas un retour au paléolithique ni aux antiques
civilisations de pasteurs, mais en faisant surgir un milieu d'intersections
sociales où 1es relations se reconfigurent avec un minimum d'inertie
(5)". En d'autres termes 1a déterritorialisation devient
le non-lieu de référence de toute virtualité. Dès lors il
est normal que l'exitus du "là", c'est-à-dire
que la sortie des coordonnées spatiotemporelles, soit considérée
comme une des voies royales de la virtualisation.
- Le virtuel implique aussi une multitude de modes de
spatialisation et de temporalisation. Il se crée une
cartographie à plusieurs niveaux, nous passons d'un registre à
l'autre, "les espaces se métamorphosent et bifurquent sous
nos pieds, nous forçant a 1'hétérogenèse (6)". Le monde
virtuel bénéficie aussi de I' effet Möbius, c'est-à-dire du
passage de l'intérieur à l'extérieur et vice-versa, cet
effet-là qui est un point de conversion, se traduit dans le
virtuel à plusieurs niveaux. Entre, par exemple, le privé et
le public, le subjectif et I'objectif, entre l'auteur et le
lecteur. Ici on ne rencontre guère les mêmes frontières que
dans le réel. La virtualisation soumet l'identité
conventionnelle de l'homme à une dure épreuve, c'est pourquoi
elle est toujours une hétérogenèse.
- On peut finalement affirmer que la virtualisation, à I'
encontre des systèmes arborescents, est vraiment rhizomatique
au sens deleuzien du terme. On sait que ce qui caractérise les
rhizomes est le fait que ceux-ci sont acentrés, non hiérarchiques,
puisque tout point peut être connecté à tout autre point, à
l'encontre de l'arbre qui s'enracine définitivement en un lieu
fixe. De même dans l'hypertexte du WORD WIDE WEB (WWW), n'importe
quel point peut être directement lié à un autre, de sorte que
le cyberespace devient un immense réseau à multiples
ramifications dont le centre est partout et la circonférence
nulle part.
Ces quelques remarques concises ne sont pas, à mon avis,
suffisantes pour donner toute l'ampleur de ce phénomène
prodigieux qu'est la virtualisation. Phénomène qui, en
mettant en oeuvre un monde kaléidoscopique à plusieurs
facettes, a profondément bouleversé notre identité
traditionnelle, brouillé nos notions séculaires de temps, de
I'espace et même de causalité. Toutefois ces quelques idées
brèves suffiront, il me semble, à expliciter les ressemblances
et les affinités, il est vrai formelles, qui existent entre ce
monde-ci et celui, si ancien et si séduisant, des mythes et des
images immémoriales de la mémoire collective religieuse de 1'humanité.
Je prendrai quelques exemples dans le monde irano-islamique.
De tout temps, les mystiques, les voyants ont localisé les
Anges ou "les images incarnées" dans un espace
particulier et ont bien pris soin de le distinguer nettement du
fictif et de 1'imaginaire tout court. Dans la pensée mytho-poiêtique
de I 'Islam - de l'Iran en particulier -, sans doute une des
plus évocatrices dans ce domaine, le monde "imaginal"
(terme forgé par Henry Corbin) a été amplement discute dans
tous les sens, mis en valeur tantôt comme le huitième climat,
tantôt comme le monde des Images- Archétypes (âlam al-mithâl),
tantôt Cités merveil1euses des Intermondes (Jâbaqâ, Jâbarsâ).
Bref toute la géographie de ce monde a été mise en lumière
par ceux qui en ont fait I'expérience, ou ceux d'entre les pèlerins
qui s'y sont aventurés, y ayant rencontré leur autre Moitié,
c'est-à-dire I' Ange. N'y accédaient, d'autre part, que ceux
qui avaient réussi à inverser les rapports du temps et de
I'espace, en faisant en sorte que le dehors devenait le dedans
et vice-versa. Car arrivé à ce niveau-là on franchit d'autres
mondes, voire d'autres modes de dévoilement.
Peut-on distinguer ce monde-là du fictif? Nous savons
que dans les deux cas, c'est I'imagination qui entre en ligne de
compte. La meilleure réponse que I'on peut apporter à ce sujet
est celle qui se trouve dans l'oeuvre du philosophe-mystique
persan du douzième siècle, Shahab-eddin Sohravardi, qui est
aussi le fondateur de la philosophie "orientale" (Ishrâq).
Sohravardi a non seulement révélé les merveilles inouïes de
ce monde mystérieux, mais a également forgé un terme adéquat
pour le qualifier, le "Pays du non-où" (Nâ kojâ âbâd
). L 'imagination est pour Sohravardi tantôt ange, tantôt démon.
Elle est placée entre l'intellect et le fictif. Lorsque c'est
l'intellect qui l'instruit et l'initie à parler, l'imagination
active devient l'Ange. L'imagination au service de l'intellect
spatialise en quelque sorte la forme des entités spirituelles,
qui, elles, peuvent être la figure de l'Ange, ou les symboles
spirituels comme l'Arbre géant au sommet du Sinaï, le Buisson
ardent, ou la figure d'un être spirituel et immatériel. Il s'agit
ici de l'espace de l'âme et on n'y accède que par une rupture
de niveau avec les coordonnées géographiques. En fait on y
inverse son regard et plutôt que de voir avec les yeux de la
chair, on voit avec les yeux de I'âme, y pénétrer est donc
une extasis, c'est-à-dire un déplacement furtif et un
changement d'état. Souvent le pèlerin n'aperçoit qu'avec
stupeur ou une sorte d'angoisse que lui donne le goût étrange
de dépaysement.
Ainsi ce "Pays du non-où" a de multiples résonances
tant au niveau de l'ontologie que de la cosmologie et de l' angélologie.
Les images qui y apparaissent sont des images intellectives et
spirituelles. L'image métaphysique y est la pensée de l'Ange,
voire le mode de sa spatialisation et l'espace de
conjonction où l'âme humaine et l'Ange s'imaginent l'une l'autre.
Cet intermonde imaginal est bidimensionnel, c'est ce qui le différencie
des deux autres; j'entends l'intelligible et le sensible. Il
ressemble au monde virtuel du cyberespace mais avec cette différence
qu'il s'intègre dans un tout hiérarchique et possède un
encadrement métaphysique propre. Par chacune de ces dimensions,
il symbolise l'univers auquel cette dimension correspond.
L'esprit, pour apparaître à la vision du cœur descend en ce
monde et obtient forme et étendue, les données sensibles s'y
transmuent en symboles, grâce à l'imagination créatrice.
C'est ici "que se corporalisent les esprits et que se
spiritualisent les corps". D'où la qualité subtile, la
matière diaphane de son mode d'être qui a incité Sohravardi a
le qualifier de monde "des images en suspens". C'est
l'empreinte de ce monde que l'on retrouve dans les images vues
sur les miroirs, les formes polies à l'excès, les sources
transparentes, les eaux miroitantes, les mirages flottants.
Maintenant revenons à la dernière partie de mon exposé. Que
nous montrent ces deux modes de virtualisation? Si on met en
rapport ces deux modes ; j'entends le monde visionnaire des
mythes, des anges, de I'eschatologie et le monde virtuel de la révolution
des transmissions, tel qu'il se traduit clans le cyberespace, la
numérisation, l'internet, etc., nous nous rendons compte que
nous sommes confrontés à deux mondes parallèles
qualitativement différents et qui n'ont pas I'air de coïncider
au même niveau de l'être.
Si la virtualisation technologique se situe dans un hors-là
non localisable, mais s'actualisant matériellement grâce aux
techniques de numérisation, de transmission des ondes, dans le
monde sensible, l'imaginal, lui, demeure entre le
sensible et l'intelligible et ne se montre que dans les visions
ou les états parapsychologiques, là où "les corps se
spiritualisent et les esprits se matérialisent". Bref ils
ne sont pas sur le même niveau de perception, puisque I'un
reste, quelque part au niveau horizontal du sensible, tandis que
l'autre devient un maillon de transmission pour atteindre les états
supérieurs de contemplation et ne se mesure qu'en fonction de
sa verticalité dans I'échelle de l'être. Celui-la élimine,
au dire de Baudrillard, 1'illusion en faisant de la réalité
une hyperréalité, c'est-à-dire une simulation, celui-ci fait
de 1'illusion une imagination active consubstantielle a la pensée
même de l'Ange. Mais n'empêche que leurs modalités de
virtualisation présentent des similitudes étonnantes. De part
et d'autre, on a affaire à des registres différents, de part
et d'autre, l'effet Möbius joue à fond, puisque l'un comme l'autre
sont des modes de transformation d'un état à l'autre. Ici et là,
on est confronté avec un ailleurs, un hors-là non repérable.
L'un comme l'autre sont pour ainsi dire deterritorialisés.
Celui-ci (monde virtuel technologique) se situant quelque part
ailleurs, celui-là dans un non-lieu qui, n'étant pas situé
n'en est pas moins situatif étant le centre magique de
toutes les coordonnées sensibles. Ici et là on est en rapport
avec des modes d'actualisation, sensible d'un côté,
visionnaire de I'autre. De part et d'autre, au bout de compte,
on a affaire à des nomades, des migrants dont 1'un voyage et
navigue dans le réseau des réseaux au gré des rencontres, à
la poursuite du nouveau, tandis que I' autre pèlerin migrant, homo
viator, monte de degré en degré sur l' arc ascendant de l'être
afin de s'anéantir dans le silence du non-être.
Ces ressemblances apparentes font en sorte que l'homme d 'aujourd'hui
est prédisposé à l'intangible, à la magie de I'instantanéité,
a la métamorphose des formes les plus invraisemblables. Toutes
ces différentes possibilités nouvelles qui nous viennent des
technologies de pointe nous invitent à valoriser des modes d'être
qui il y a à peine quelques décennies étaient relégués dans
le magasin périmé de la sorcellerie. Les impondérables,
l'insolite, le bizarre même, reconnaissent un regain de sève ;
ils regagnent leur ancienne dignité perdue par plusieurs siècles
de désenchantement. Dans un certain sens le monde se réenchante
et se "fantomatise"en même temps.
La fantomatisation du monde suit deux directions parallèles
qui parfois coïncident dans la virtualité. D'un côté
toutes les idées flottantes qui nous viennent de I'immense mélange
des doctrines traditionnelles créent une sorte de méta-réalité
qui surplombe notre monde déjà encombré par toutes sortes de
projections étranges ; d'un autre côté la virtualisation, en
mettant en oeuvre le temps réel par les technologies nouvelles,
fait en sorte que les qualités essentielles attribuées
autrefois à la divinité, a savoir I'ubiquité, l'instantanéité,
l'immédiateté deviennent à présent les attributs
indispensables d'un temps mondial et unique. Ainsi nous dit Paul
Virilio, notre vision du monde n'est plus objective, mais "télé-objective".
"De même que la perception de I'espace réel était
I'organisation d'une optique nouvelle - l'optique géométrique
-, la perception du temps réel est la mise en oeuvre d'une
autre optique, I'optique ondulatoire (7)". Tout cela pour
dire que l'ubiquité, l'immédiateté, l'instantanéité qui définissent
ce nouveau monde virtuel favorisent, dans un certain sens, comme
nous l'avons déjà dit, l'intangible et nous préparent à des
modes virtuels d'être, a l'hétérogenèse.
Que ces modes d'être ne soient pas les équivalents stricts
des états subtils de présence telles que nous les décrit un
Sohravardi, personne ne le contestera. Mais il n'en reste pas
moins que les ressemblances de part et d'autre sont
incontestables et que la coalescence des idées "spirituelles"
flottantes, voyageant dans le New Age, grâce au
cyberespace de la virtualisation, offrent des possibilités inédites
à cette nouvelle "spiritualité". Cette coalescence
projette un monde où les vestiges d'une vision immémoriale
fusionnent avec les nouveaux modes de virtualisation. Un des
endroits où ces deux visions parallèles coïncident d'une façon
créatrice et innovatrice, c'est la science-fiction. Ici toute
la magie du High-Tech et les expériences
extrasensorielles émanant des techniques de méditation, s'unissent
pour créer un monde technico-magique dont on ne sait plus
lequel des deux est prépondérant, les perceptions
extrasensorielles ou les gadgets prodigieux de la technoscience.
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