discours de soutenance
LEIBNIZ ET SPINOZA
LA GENESE D'UNE OPPOSITION
soutenue à l'Université de Paris IV -
Sorbonne le 19 septembre 2003
par
MOGENS LÆRKE
Directeur de recherche :
Pierre-Francois Moreau (Ecole normale
supérieure - Lettres et sciences humaines)
Jury :
Président : Michel Fichant
(Université de Paris IV - Sorbonne)
Jacqueline Lagrée (Université de Rennes I)
Charles Ramond (Université de Bordeaux
III)
Monsieur le Président, Madame, Messieurs,
Mener à bien un travail sur Leibniz et Spinoza exige
une réflexion préalable sur la nature de ce « et » dont nous nous servons
pour relier les deux noms. Tous les commentateurs l'ont compris depuis les
discussions entre Joachim Lange et Christian Wolff au début du 18ème
siècle. Plus précisément, il s'agit de chercher l'équilibre entre les deux
termes de cette conjonction en fonction de la méthode et de l'approche
choisies, c'est-à-dire dans les dimensions biographiques, historiographiques et
philosophiques du rapport entre les deux philosophes, ainsi que dans les points
d'entrecroisement entre ces dimensions. C'est d'ailleurs une réflexion
préliminaire impérative pour toute étude d'ordre comparatif.
Mais cette exigence d'équilibre s'est imposée à
nous avec d'autant plus de vivacité que le rapport entre Leibniz et Spinoza
dans son caractère conflictuel se prête tellement à la fiction,
suscite tant de fascination et stimule tant l'imaginaire des historiens de la
philosophie, que les études se noient souvent dans des fictions biographiques
ou psychologisantes finalement peu productives pour ce qui devrait être l'objet
de l'histoire de la philosophie : l'interrogation sur des concepts et sur
des rapports entre concepts, et l'élucidation de ceux-ci par leur contexte
historique et par le réseau intertextuel dans lequel ils se situent et pour
lequel ils ont été construits. L'intérêt du concept perdu de vue,
l'historiographie est vidée de sa pertinence philosophique pour devenir
histoire biographique ou récit relevant du romanesque.
En ce qui concerne les questions de doctrine, le
problème d'équilibre se pose avant tout par rapport à la symétrie séduisante de
l'opposition entre l'Ethique et la Monadologie. Cette symétrie ne
se manifeste qu'en interprétant les deux philosophies d'un certain point de vue
et en réduisant leur rapport à une dimension spécifique de la lecture
leibnizienne du spinozisme. C'est, il est vrai, le point de vue que nous avons
adopté nous-mêmes au début de notre travail dans le paragraphe intitulé « Court
lexique de l'opposition de base », sans trop aborder la question de son
origine. J'espère que l'on perçoit, après lecture de la thèse, l'ironie
sous-jacente de cette courte présentation du rapport entre Leibniz et Spinoza «
réduit à l'essentiel » - une présentation qui est, à la fois, éminemment
vraie et entièrement fausse. En vérité, cette interprétation provient surtout
d'une élaboration de la position des spiritualistes éclectiques de la tradition
de Victor Cousin, qui réduisent « l'essentiel » du rapport à la dimension
métaphysique et, en outre, construisent ce rapport métaphysique à partir d'une
problématisation largement gouvernée par la conceptualité cartésienne. C'est
une vérité qui se présente avec d'autant plus d'évidence qu'elle est soutenue
par la puissance de l'habitude interprétative. Malheureusement, insister sur le
schéma interprétatif presque géométrique qui oppose l'infinité des monades au Deus
sive Natura, la transcendance chez Leibniz à l'immanence chez
Spinoza, l'analogie à l'univocité, etc., revient finalement à banaliser un
rapport qui, du point de vue historiographique et doctrinal, est en vérité fort
complexe. Surtout, cette interprétation « cartésianisante » méconnaît
l'importance et la systématicité, sinon néglige complètement, la critique
leibnizienne du TTP - ceci peut-être simplement parce que Descartes, quant à
lui, n'écrivit quasi rien sur le rapport entre la théologie et la
politique : le point de départ dans le cartésianisme devient, ici, un
point aveugle. De même en ce qui concerne la révision des textes cabalistiques
par Leibniz en fonction du spinozisme, et il faut rendre hommage à Georges
Friedmann d'avoir soulevé cette problématique même s'il n'est pas allé assez
loin dans l'analyse des textes : il ne faut pas, comme le fit Foucher de
Careil, comprendre les annotations au livre de Johann Georg Wachter comme une
simple critique du courant « naturaliste » constitué par Descartes et
Spinoza : la Cabale joue en fait un rôle constitutif dans la construction
des arguments que ces annotations élaborent.
Si nous avons entrepris une réévaluation des
rapports entre Leibniz et Spinoza, c'est donc pour rendre justice à la
complexité du rapport, et non pour en reformuler une nouvelle base. Pour ce
faire il a fallu, bien sûr, inclure les travaux d'édition effectués depuis l'ouvrage
de Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza publié en 1946, l'étude
standard sur la question avec celle de Ludwig Stein, datant de 1890. Ensuite il
a fallu prendre en considération les avancées que représentent les études
leibniziennes et spinozistes des cinquante dernières années. Démarche plus
compliquée, mais nécessaire, il a fallu reprendre la problématique avec
une méthode historiographique plus fine et plus moderne, et avec des analyses
de textes plus rigoureuses et moins gouvernées par des images préconçues des
penseurs en question. Nous avons enfin réalisé une étude plus élaborée des
controverses et des contextes historiques afin de rendre les affinités ou
divergences des deux penseurs plus visibles, plus qualifiées. En bref : ne
pas sacrifier l'analyse fine des textes au profit d'un travail sur le contexte
ou inversement. Voilà encore un équilibre à trouver, ou peut-être s'agit-il
simplement d'une autre formulation du premier. Prenons quelques exemples de la
façon dont nous avons procédé.
Dans un article de 1978 que nous citons souvent,
George Henry Radcliffe Parkinson prend pour preuve de l'impossibilité d'une «
période spinoziste » chez Leibniz pendant son séjour à Paris, le fait que
Leibniz note en marge du TTP aux environs de novembre 1675 : « Deum non
esse animum, sed esse naturam rerum etc., quod non probo ». Voilà une
preuve tangible et irréfutable de l'hostilité de Leibniz vis-à-vis de la
métaphysique spinoziste, se dit-on d'abord ; pourtant, le rejet du TTP n'est
pas, à ce moment-là, un rejet de l'œuvre intégrale de Spinoza, et surtout pas
de la métaphysique de l'Ethique que lui présente Tschirnhaus en même
temps qu'il relit le TTP fin 1675 ; en outre, le rejet de Leibniz ne porte que
sur une certaine acception du spinozisme. C'est une faute assez courante que de
transposer les critiques leibniziennes du TTP à sa lecture de l'Ethique
et inversement. En fait, Leibniz n'établit que rarement le rapport entre les
arguments politiques ou théologiques du TTP et ce qu'il sait ou apprend
de la métaphysique spinoziste. Les premières critiques du TTP portent
directement sur les interprétations de la Bible ou sur la théorie politique
défendue dans l'ouvrage, alors que la métaphysique sous-jacente est
réduite à une sorte de naturalisme généralisé qui pourrait être aussi celui de
Hobbes ou celui de Descartes, peu importe. L'enjeu explicite de la
lecture leibnizienne du TTP n'est pas métaphysique, mais exégétique,
théologique, politique et juridique. L'analyse des enjeux de la confrontation
avec le TTP devient complètement inintelligible si l'on commence la discussion
par l'opposition métaphysique des deux philosophies, alors qu'un examen mené
indépendamment des questions métaphysiques, portant sur des problèmes
exégétiques, politiques, théologiques et juridiques, permet de dégager de la
philosophie leibnizienne une critique de, et une alternative ordonnée à, la
théologico-politique de Spinoza. Nous espérons l'avoir montré avec suffisamment
de clarté dans notre premier chapitre : les enjeux de la comparaison du
TTP avec, disons, les Commentatiuncula de judice controversiarum ou la
correspondance avec Thomas Burnet sont radicalement différents de ceux qui
opposent l'Ethique à la Monadologie, et il est dans une certaine
mesure nécessaire de faire abstraction de l'opposition métaphysique et de
chercher le principe de cette stratégie de réfutation ailleurs : il se
trouve en effet dans le dispositif proprement théologico-juridique que Leibniz
propose contre la théologico-éthique de Spinoza - un dispositif argumentatif
construit sur un modèle juridique que nous avons observé en oeuvre
spécifiquement dans les annotations de Leibniz aux lettres de Spinoza à
Oldenburg. Le problème d'équilibre se transforme ici en capacité de considérer
non seulement le développement des systèmes en question et les dimensions
distinctes de chaque système, mais également la possibilité que, dans un
système - en l'occurrence celui de Leibniz -, il puisse se trouver
simultanément plusieurs systèmes ou formes de raisonnement coexistantes mais
distinctes : l'une, celle de la Monadologie, est celle que Leibniz
oppose à la métaphysique spinoziste ; l'autre, celle qu'il esquisse dans une
lettre à Thomas Burnet et dont il se sert également dans les annotations aux
lettres à Oldenburg, est la forme spécifique de raisonnement qui convient à la
réfutation du TTP - une sorte de méthode et forme d'argumentation
quasi-juridique plus souple que la logique dure de la monadologie - une blandior
ratio pour reprendre l'expression de Marcelo Dascal.
Inversement, quand Leibniz discute la métaphysique
de Spinoza avec Tschirnhaus à Paris en 1675-76, l'enthousiasme de ce dernier
pour la philosophie spinoziste est transmis à Leibniz indépendamment,
paraît-il, de l'opinion fort critique de celui-ci vis-à-vis du TTP : ni les
notes d'après les conversations avec Tschirnhaus, ni les annotations à la
lettre à Meyer sur l'infini, ni aucun autre texte métaphysique de l'époque
n'établissent de lien avec le TTP, que Leibniz vient pourtant de relire.
Pourquoi ? Peut-être est-ce simplement un très bon exemple de l'éclectisme
extraordinaire de l'esprit leibnizien. Quoi qu'il en soit, on peut croire que
cette absence de comparaison entre l'Ethique et le TTP relève d'une
décision consciente. C'est une observation importante en ce qu'elle nous
accorde une plus grande liberté dans l'interprétation des textes métaphysiques
leibniziens de l'époque : malgré l'opposition aux arguments du TTP, rien
n'empêche de supposer une inspiration spinoziste au niveau métaphysique, d'autant
que d'autres facteurs la rendent vraisemblable. Nous arrivons ainsi aux textes
complexes et fascinants du De summa rerum avec ce système
étrange et « abâtardi », dirait Schelling, « purifié » dirait
Mendelssohn, que nous avons nommé « quasi-spinozisme ». La systématicité
avec laquelle Leibniz reprend des éléments de la philosophie spinoziste dans
cette ébauche de système est, à notre avis, une indication suffisante
pour reprendre l'hypothèse ancienne de Ludwig Stein d'une « Spinoza-Freundliche
Periode », quoiqu'il soit nécessaire de modifier quelque peu les dates de
Stein et, de plus, d'insister sur le caractère assez isolé de cet « incident
spinoziste » dans le développement de la philosophie leibnizienne. Mais
c'est une hypothèse que l'on ne peut reprendre qu'à la condition de toujours
bien séparer les différents niveaux et positions en jeu : la position
antérieure de Leibniz, sa position ultérieure, la position de Spinoza, les
sources dont dispose Leibniz pour connaître le spinozisme, les distorsions du
spinozisme causées par son informateur, Tschirnhaus, la volonté de Leibniz de
penser le spinozisme à travers ses propres catégories conceptuelles, fort
éloignées de celles de Spinoza, ses propres remaniements du spinozisme en
fonction des exigences de sa propre pensée, etc.
Dernier exemple : la lecture des Opera posthuma.
La plupart des commentateurs s'entendent pour dire que la lecture des ¦uvres
posthumes début février 1678 est un événement majeur dans la réception leibnizienne
du spinozisme. Et c'est vrai, mais ce n'est pas si vrai que cela. Les textes de
Leibniz écrits entre décembre 1676 et janvier 1678 en témoignent :
plusieurs des hypothèses importantes aussi bien pour le système monadologique
ultérieur que pour la réfutation du spinozisme sont conçues avant et
indépendamment de la lecture des Opera posthuma, et ensuite
réinvesties dans les annotations et commentaires à l'Ethique. L'année
1677 constitue ici un moment pivot, difficilement interprétable, mais crucial
dans la pensée leibnizienne. Plusieurs commentateurs l'ont remarqué par rapport
à d'autres problématiques, en particulier celle du développement de la physique
leibnizienne, mais nos recherches confirment cette conclusion à propos de la
problématique particulière du rapport au spinozisme. Voilà un résultat qui,
dans nos analyses, ressort d'une part de textes récemment édités - certains
textes métaphysiques du volume 6.4 de l'édition de l'Académie en 1999 comme
celui intitulé Distinctio mentis et corporis ou
encore l'édition de Corporum concursu publiée en 1994. Ce
résultat ressort d'autre part d'une méthodologie réfléchie qui exige de se
défaire de l'hypothèse - du préjugé dirais-je presque - de continuité dans la
philosophie leibnizienne, très souvent répétée dans l'histoire de la
réception : c'est par exemple l'argument majeur aussi bien d' Eduard
Dillmann que de Georges Friedmann contre l'étude de Ludwig Stein.
Voici donc en quelques mots ce que nous avons
prétendu faire : réévaluer le travail réalisé par Ludwig Stein, et
entrepris selon une autre perspective par Georges Friedmann, tout en tenant
compte du progrès dans l'édition des textes et, plus généralement, du
développement de la méthodologie historiographique. C'est une démarche
que j'aurais jugée relativement modeste au départ. Sept cents pages et quatre
ans plus tard, la problématique m'apparaît trop vaste pour être épuisée par mon
travail. Mais cela fait partie de la dimension pédagogique de l'exercice
doctoral. Ce projet sur Leibniz et Spinoza, le professeur Moreau le sait, est
passé par bien des dispositions différentes avant de prendre forme et de se
sédimenter dans les deux volumes que j'ai soumis à votre examen. Au point de
départ, il s'agissait d'un projet « actualisant » en conformité avec la
tradition dans laquelle j'ai été éduqué dans mon pays, le Danemark - une
approche gouvernée par un intérêt solidement situé dans le présent et par un
appareil d'analyse directement repris de certains philosophes contemporains
dont les concepts modernes servaient de pierre de touche pour les
interprétations de Leibniz et de Spinoza. C'est finalement devenu un
travail moins modernisant, mais, je l'espère, plus solide, dans le fil
d'une tradition que j'ai appris à connaître en France. J'ai appris ici que dégager
l'actualité d'une philosophie demande un grand travail historiographique,
puisque nous ne comprenons Leibniz et Spinoza aujourd'hui qu'à la condition de
parvenir à comprendre ce qu'ils disaient jadis, pour qui et dans quel contexte,
l'actuel ainsi replacé dans l'histoire pour enfin se retrouver en elle.
Merci de votre attention.